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    Elle est partie contente.
    Elle l'avait pas revue depuis des années, ils s'étaient aimés il y a des années, et d'années s'étaient maintenant écoulées.
    Le rythme du temps s'était accéléré, l'insouciance de la jeunesse avait laissé place à l'usure du quotidien, et les rêves tant idéalisés autrefois n'étaient désormais qu'une poignée de sable impossible à retenir entre les doigts...
    Il était beau. Toujours aussi beau.
    Face au miroir, elle se trouvait moins belle. Fanée. Usée. Déprimée.
    Déprimant, ce regard. Ces paupières lourdes, ces rides, ces pattes d'oies, ces kilos, et puis ce sourire... Combien est-ce difficile de sourire, après toutes ces années ! Combien est-ce difficile de se trouver belle...
    Son mari n'avait rien fait pour empêcher ça. Toute cette dégradation n'était certes pas de sa faute, mais qu'avait-il fait, lui, pour la sauver ?
    Rien.
    Il était parti travailler loin.
    Elle avait tout géré : la maison, le quotidien, les courses, les enfants, les couches, les pleurs...
    Elle avait modifié ses horaires de travail pour être présente sur tous les fronts. Elle s'était battue, avait résolu les problèmes du quotidien un à un, au fur et à mesure qu'ils se présentaient, au rythme des lessives, des vaisselles, et des préparations des repas.
    Elle avait été parfaite.
    Parfaite.

    Alors pourquoi ce reflet ne la montrait-il pas, cette perfection ? Où était passée sa silhouette d'origine ? Sa minceur ? Son joli visage ? La douceur de sa peau ?
    Même sa libido était partie depuis longtemps. Effacée à jamais. Comme inexistante...
    Et voilà que grâce à lui, la petite flamme renaissait, petite lueur bien loin des enfers qu'elle venait de traverser en solitaire.
    Voilà qu'à nouveau elle éprouvait cette émotion indéfinissable que l'on appelle l'amour. Voilà que son propre cœur se remettait à battre, qu'elle pensait à nouveau à elle, oubliant tous ceux à qui elle s'était vouée corps et âme...

    Elle avait vidé son sac, et puis elle avait fait ses valises.
    Elle ne reviendrait plus sur cette décision, tellement difficile à prendre, tellement culpabilisante pour elle.
    Certes, ses enfants n'auraient plus leur papa et leur maman sous un même toit, mais ils les auraient peut-être au moins heureux chacun de leur côté. N'était-ce pas la meilleure des solutions ?

    Son mari, de son côté, se servit un grand verre de whisky.
    La bouteille n'était pleine qu'à un tiers, mais il envisageait bien de la terminer le soir-même.
    Il se remit à fumer.
    Il se remit respirer.

    Respirer sa propre fumée, c'était encore ce qu'il n'avait pas fait de mieux depuis qu'il s'était marié.
    — Soit tu me choisis moi, soit tu choisis ta clope ! avait-elle averti.
    Il avait signé.
    Engagé. Pieds et mains liés.
    Le paquet de clopes refusé.

    Avec ses vingt kilos en plus, maintenant, il se sentait un autre homme.
    Et en guise de régime, il se dirigea vers la cuisine.
    Après tout, à la base, ne savait-il pas cuisiner ?

    Mais au moment où il ouvrit la porte d'un meuble haut, l'énorme fritteuse pleine d'huile lui bascula dessus.
    Pour éviter la masse, il se jeta en arrière, et sa nuque heurta le vaisselier derrière lui.

    Coup du lapin.
    Il s'effondra d'un coup.

    Sur la porte du frigo, un post it : "attention au meuble des casseroles, tu devrais le réparer !"

     

    Illustration : knotty 


     

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