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    Bruno Cantais - Emergence 

    — Tu disais qu’il y avait des exercices de statique… 

    — Des exercices, oui, mais lorsqu’il s’agissait d’appliquer nos formules et nos théorèmes, il n’y avait plus personne ! Les profs eux-mêmes en étaient bien incapables : celui qui nous enseignait d’ailleurs la statique n’était nullement architecte, mais professeur des écoles d’ingénieurs ! 

    — Rien d’étonnant à cela : aurais-tu demandé à un plombier de s’occuper du carrelage ? 

    — Mais je ne me plains pas de cela ! Ce qui me choque encore le plus, c’est la façon dont vous vous acharnez contre moi ! 

    — Je m’acharne contre toi, moi ? 

    — Vous me demandez d’expliquer, et vous me coupez sans arrêt ! 

    — Je ne fais que pointer les incohérences et les points de vue suspects. 

    — J’ai des points de vue suspects, moi ? Vous rigolez ! Quand un étudiant présente un projet de centre culturel, de trois cents mètres carrés au sol, qui flotte dans les airs en ne tenant que sur un petit poteau de vingt centimètres par vingt, même pas situé en son centre, et qu’on lui décerne la meilleure note du groupe, vous osez dire que c’est moi qui ai des points de vue suspects ? 

    — Ne faisons pas généralité des cas isolés… 

    — Vous en voulez d’autres, des « cas isolés », comme vous dites ? Que dites-vous du professeur d’art plastique qui reconnaît votre progression en la matière, et qui ne vous note qu’un demi-point au dessus de votre note précédente, parce qu’il sait qu’avec un point complet, vous obtenez votre certificat, et qu’avec une note inférieure, vous devrez le repasser ? Que pensez-vous de lui, si je vous dis que la seule chose que j’ai faite pour le mettre dans un tel état, c’est de lui présenter un travail élaboré sans l’avoir consulté ? Nous devions élaborer un travail d’art contemporain : autant dire que le sujet était vaste. Quinze jours avant le rendu, j’ai eu une idée d’artiste comme ils les aimaient : présenter des photographies de l’école d’architecture d’une manière originale, de façon à offrir un nouveau regard sur les murs que nous côtoyions tous les jours. J’ai d’abord présenté toutes les photographies sous cellophane rouge, pour modifier les couleurs usuelles de l’école, puis je les ai recadrées sur des détails très particuliers que j’ai voulu mettre en scène dans un sens différent. Enfin, j’ai accompagné mon travail d’un code de lecture, avec des titres dont les mots correspondaient à un énième mot, dont le chiffre n était indiqué sous forme de référence photographique, situé alphabétiquement après, dans le dictionnaire, des mots constituant le bon titre. Mon travail s’intitula « les caroncules du renfermé » ! J’étais content : j’avais raisonné en artiste ! J’étais allé flirter avec le surréalisme, tout en ayant une démarche complètement consciente et méthodique ! Mais le prof m’a décerné un six sur vingt, doté d’un coefficient deux, je crois. De quoi vous faire plonger, lorsque l’on sait que la moyenne exigée pour l’obtention de chaque certificat, dans cette école était de douze sur vingt, à l’époque, et non pas de dix, comme dans toutes les autres écoles de l’enseignement architectural pourtant national ! Une nana, qui passait tout son temps avec le prof, à le flatter et à le charmer en petite jupe courte, a présenté un lot de trente ou quarante brosses à dent plantées dans un pot de terre : elle a obtenu dix-huit sur vingt. Vous êtes d’accord avec cette façon de noter un futur architecte ? 

    — Il s’agit d’un autre cas isolé. 

    — Ah, oui ? Et lorsque vous présentez votre projet d’architecture devant un jury de trois professeurs, que deux d’entre eux considèrent votre travail comme médiocre, et l’autre comme travail très prometteur, et que le débat commence à se faire houleux tout simplement parce qu’ils ne sont pas d’accord, vous appelez toujours cela un cas isolé ? 

    — Dans ce cas-là, j’appellerais même cela un professeur isolé. 

    — Vous êtes cynique. 

    — Non, je ne suis pas cynique : simplement objectif. Reprenons les choses depuis le début : pour quelle raison étais-tu inscrit en école d’architecture, au juste ? 

     

     

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    Bruno Cantais - Design Red Art

     

      

    — Pourquoi ne le fais-tu pas, en bas ? 

    — Parce que je ne me sens pas responsable de ce que peuvent penser les abrutis, que ce soit à mon sujet ou bien au sujet de plein d’autres choses. 

    — Tu te plains donc de ces abrutis, mais tu ne fais rien en retour pour les faire évoluer. 

    — Je ne suis pas payé pour ça. 

    — T’attends-tu à être payé pour effectuer des choses essentielles ? 

    — Je ne me fais plus d’illusion, merci. 

    — C’est le propre des dessinateurs projeteurs, de ne plus se faire d’illusions ? 

    — En quelque sorte. 

    — Pourquoi n’es-tu pas architecte ? N’en avais-tu pas le niveau ? 

    — J’ai interrompu mes études parce que je les trouvais inadaptées. Perdre mon temps m’est une chose insupportable. 

    — Depuis quand des études, menant à un titre d’architecte, feraient-elles perdre du temps à ceux qui les suivent ? 

    — Depuis que les écoles ne se concertent pas entre elles, et qu’il n’y a pas de suivi de l’une à l’autre. Excusez-moi, mais lorsque vous en avez bavé dans une première école pour obtenir votre premier diplôme d’études fondamentales, et que vous l’avez obtenu, ce diplôme, vous n’avez pas forcément envie d’avoir à refaire vos preuves, en second cycle intégré dans une autre école, sur les mêmes connaissances de base, théoriques et complètement déconnectées de la vie professionnelle ! 

    — Tu en as donc bavé, pour obtenir ton premier diplôme ? 

    — J’ai passé mes vingt ans à miser trois ans de ma vie. Cette année-là, je n’avais guère le choix : soit je la réussissais et je validais mes trois années passées à conquérir un diplôme bac+2, soit j’échouais, et je retombais à zéro. J’ai passé des nuits entières à recommencer des projets que mes professeurs remettaient en cause quinze jours avant le rendu, des heures et des heures à apprendre à dessiner comme si les architectes avaient réellement besoin de savoir dessiner comme des peintres, des soirées entières à m’exercer aux calculs de statique comme si je voulais faire ingénieur, et des week-ends sordides à rester enfermé chez moi, à ne pas voir la lumière du jour et à me doper de café et de vitamines pour terminer des devoirs de psychologie, de géométrie, de rendus graphiques ou tout simplement pour concevoir mes projets d’architecture. Vous appelleriez cela comment, vous, si ce n’est pas en baver ? 

    — Au moins, ta formation de premier cycle reflétait un large panorama de tout ce que tu pouvais être amené à faire en exerçant ta future profession. De quoi te plains-tu ? 

    — Je me plains de l’aveuglement des professeurs, du malin plaisir qu’ils prenaient à nous voir en baver, à revoir la cohérence de nos projets trois jours avant la présentation. Je me plains de cette espèce de sadisme indicible qui les faisait jouer avec nos nerfs comme un chat joue avec la souris qu’il malmène entre ses griffes, de leur subjectivité insolente à juger nos projets non pas par le biais de la cohérence de la structure, la maîtrise des techniques et le respect des lois et des exigences du programme, mais selon l’esthétisme, l’innovation et l’utopie ! Comment pouvez-vous exiger d’un étudiant d’architecture du génie alors qu’on ne lui a même pas appris à faire tenir un édifice debout ? 

    — Tu disais qu’il y avait des exercices de statique… 

     

     

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  • Zen - Bruno cantais

    — Prenons le problème par un autre bout : comment te présenterais-tu, si je ne te connaissais pas ? Qui es-tu ?

    — Je m’appelle… 

    — Non ! Pas de nom ! Ton nom n’a aucune espèce d’importance dans un endroit pareil ! En dehors de ton nom, qui es-tu ? 

    — L’identité des gens commence par leur nom ! 

    — L’identité dont je voudrais parler est plutôt celle de ton âme ! 

    — Alors, si tel est le cas, je ne sais pas répondre. 

    — Pourquoi ? 

    — Parce que j’existe en tant qu’individu, avec un nom, un prénom, une famille, des amis, une profession, une voiture, une maison… Je ne sais pas, moi : avec un poisson rouge, aussi, pourquoi pas ? 

    — Crois-tu que l’âme existe par ce qu’elle possède ? 

    — En partie. 

    — L’âme existe par ce qu’elle est, et non par ce qu’elle a. Au pire, parle-moi plutôt de ce que tu fais, au lieu de ce que tu possèdes ! 

    — Mon métier ? 

    — Si cela te paraît être essentiel, oui, parle-moi de ton métier ! 

    — Vous avez un drôle de sens de l’essentiel, vous ! Gagner de l’argent, ce n’est pas essentiel ? Nourrir sa famille, c’est quoi, pour vous : du superflu ? 

    — Que fais-tu, comme métier ? 

    — Je travaille dans une agence d’architecture. 

    — Tu es architecte ? 

    — Non. Dessinateur projeteur. 

    — Pourquoi ne dis-tu pas simplement « dessinateur » ? 

    — Parce que le mot « dessinateur » a une connotation péjorative. Je ne suis pas un scribouillard ! 

    — Les dessinateurs sont des scribouillards ? 

    — C’est ainsi que les considèrent les architectes. 

    — A juste titre ? 

    — Parfois, peut-être, mais ce n’est pas mon cas. Dessiner à l’ordinateur, pendant toute la journée, des plans destinés à la phase la plus technique et concrète de l’opération, exige des connaissances et des responsabilités très particulières. Dans mon travail, c’est moi qui effectue les choix techniques, en parfaite autonomie, et sans avoir à bénéficier de leur validation en amont. Je ne suis peut-être pas architecte, mais leurs erreurs de conception, c’est moi qui les corrige. Les garages dans lesquels l’on ne peut pas rentrer, les rampes d’accès hors norme, les descentes de charge incongrues, les escaliers qui débouchent sous une poutre à moins d’un mètre soixante, les balcons qui se portent par l’opération du saint-esprit, les portes sous les combles qui ne peuvent pas s’ouvrir parce qu’elles ne s’ouvrent pas dans le sens de la pente du toit, les décaissés de dalle insuffisants pour y positionner la moindre étanchéité, les retombées de linteaux qui ne laissent pas assez de hauteur pour permettre le passage normal des véhicules dans les garages, tout ça, c’est mon quotidien ! Et je ne vous parle pas des gaines techniques qui n’ont jamais été prévues sur leurs plans, les évacuations des toilettes qui tombent au beau milieu du séjour du dessous, ou des groupes de ventilation mécanique qu’on ne sait jamais où mettre ! Je ne vous parle pas des incohérences de représentation, avec des jolis balcons qui ont été dessiné en façade, alors qu’ils s’encastrent, en plan, dans la toiture du garage d’à côté ! Je ne vous parle pas des aménagements intérieurs sous-dimensionnés, qu’il faut refaire intégralement à cause de deux ou trois misérables centimètres supplémentaires de largeur de porte qui n’ont pas été pris en compte dès le départ ! Je ne vous parle pas des fenêtres au-dessus des éviers qui ne peuvent pas s’ouvrir à cause du robinet, des conduits de cheminées qui ne respectent pas les distances minimales de sécurité par rapport aux pièces de charpente, des ponts thermiques ! Vous en voulez d’autres, des exemples ? Ils sont inépuisables, vous savez ? Voilà pourquoi je ne suis pas un simple dessinateur, mais bien un dessinateur projeteur. 

    — Tu en as l’air très fier. 

    — Ce n’est pas de la fierté : je ne fais que recadrer. 

    — Pourquoi ne le fais-tu pas, en bas ? 

      

     

     

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