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Acte I article 07 - Fierté et faux-semblants
Zen - Bruno cantais
— Prenons le problème par un autre bout : comment te présenterais-tu, si je ne te connaissais pas ? Qui es-tu ?
— Je m’appelle…
— Non ! Pas de nom ! Ton nom n’a aucune espèce d’importance dans un endroit pareil ! En dehors de ton nom, qui es-tu ?
— L’identité des gens commence par leur nom !
— L’identité dont je voudrais parler est plutôt celle de ton âme !
— Alors, si tel est le cas, je ne sais pas répondre.
— Pourquoi ?
— Parce que j’existe en tant qu’individu, avec un nom, un prénom, une famille, des amis, une profession, une voiture, une maison… Je ne sais pas, moi : avec un poisson rouge, aussi, pourquoi pas ?
— Crois-tu que l’âme existe par ce qu’elle possède ?
— En partie.
— L’âme existe par ce qu’elle est, et non par ce qu’elle a. Au pire, parle-moi plutôt de ce que tu fais, au lieu de ce que tu possèdes !
— Mon métier ?
— Si cela te paraît être essentiel, oui, parle-moi de ton métier !
— Vous avez un drôle de sens de l’essentiel, vous ! Gagner de l’argent, ce n’est pas essentiel ? Nourrir sa famille, c’est quoi, pour vous : du superflu ?
— Que fais-tu, comme métier ?
— Je travaille dans une agence d’architecture.
— Tu es architecte ?
— Non. Dessinateur projeteur.
— Pourquoi ne dis-tu pas simplement « dessinateur » ?
— Parce que le mot « dessinateur » a une connotation péjorative. Je ne suis pas un scribouillard !
— Les dessinateurs sont des scribouillards ?
— C’est ainsi que les considèrent les architectes.
— A juste titre ?
— Parfois, peut-être, mais ce n’est pas mon cas. Dessiner à l’ordinateur, pendant toute la journée, des plans destinés à la phase la plus technique et concrète de l’opération, exige des connaissances et des responsabilités très particulières. Dans mon travail, c’est moi qui effectue les choix techniques, en parfaite autonomie, et sans avoir à bénéficier de leur validation en amont. Je ne suis peut-être pas architecte, mais leurs erreurs de conception, c’est moi qui les corrige. Les garages dans lesquels l’on ne peut pas rentrer, les rampes d’accès hors norme, les descentes de charge incongrues, les escaliers qui débouchent sous une poutre à moins d’un mètre soixante, les balcons qui se portent par l’opération du saint-esprit, les portes sous les combles qui ne peuvent pas s’ouvrir parce qu’elles ne s’ouvrent pas dans le sens de la pente du toit, les décaissés de dalle insuffisants pour y positionner la moindre étanchéité, les retombées de linteaux qui ne laissent pas assez de hauteur pour permettre le passage normal des véhicules dans les garages, tout ça, c’est mon quotidien ! Et je ne vous parle pas des gaines techniques qui n’ont jamais été prévues sur leurs plans, les évacuations des toilettes qui tombent au beau milieu du séjour du dessous, ou des groupes de ventilation mécanique qu’on ne sait jamais où mettre ! Je ne vous parle pas des incohérences de représentation, avec des jolis balcons qui ont été dessiné en façade, alors qu’ils s’encastrent, en plan, dans la toiture du garage d’à côté ! Je ne vous parle pas des aménagements intérieurs sous-dimensionnés, qu’il faut refaire intégralement à cause de deux ou trois misérables centimètres supplémentaires de largeur de porte qui n’ont pas été pris en compte dès le départ ! Je ne vous parle pas des fenêtres au-dessus des éviers qui ne peuvent pas s’ouvrir à cause du robinet, des conduits de cheminées qui ne respectent pas les distances minimales de sécurité par rapport aux pièces de charpente, des ponts thermiques ! Vous en voulez d’autres, des exemples ? Ils sont inépuisables, vous savez ? Voilà pourquoi je ne suis pas un simple dessinateur, mais bien un dessinateur projeteur.
— Tu en as l’air très fier.
— Ce n’est pas de la fierté : je ne fais que recadrer.
— Pourquoi ne le fais-tu pas, en bas ?
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Commentaires
Continue c'est bien ! bonne soir? Ciao :-)