• Le Créateur

     

     

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    C’est un personnage austère qui, chaque soir, vient rendre visite à l’immensité, du haut de la falaise. Les mouettes piaillent en son honneur, les vagues respirent le poisson, le vent lui fait l’offrande d’un air iodé de la meilleure qualité, et il arbore donc sa fierté, droit dressé comme un pic dans le roc. Je suis grand, je suis fort, j’ai encore vécu ma journée entière comme un seigneur. Voilà ce qu’il se dit, à lui-même, sans que personne n’en soit témoin. Au loin, le coucher de soleil s’épuise, et, dans l’ombre, la mer se fait soudain plus bruyante. « Je tremble comme une feuille, il fait froid, la nuit est déjà là, et je n’ai encore rien fait de ma journée. Tu me manques, ma chérie. Qu’est-ce que tu me manques … » Mais en réalité, rien de tout cela n’est rendu explicite, rien de tout cela ne sera avoué. Elle ne lui manque pas du tout, il ne pense pas à elle, il l’a déjà oubliée. Elle n’existe plus. « Je suis Dieu ! » Voilà ce qu’il se dit. Je suis aussi puissant que Dieu, aussi grand que sa présence, invincible comme la tornade face aux barricades. Et toute tentative de l’en dissuader ne serait que pure jalousie et vaine tentative : il est Dieu et ainsi soit-il ! Rien d’autre ne pourrait lui venir à l’esprit, puisque être Dieu constitue en soi déjà un véritable état d’esprit.<o:p></o:p>

    — J’ai écrit un roman ! s’écrie-t-il face à l’océan.<o:p></o:p>

    Les mouettes continuent de piailler, peut-être même un peu plus fort. Ce sont des acclamations. Dieu est un personnage héroïque. Il est revenu. C’est un beau jour, pour une mouette, d’être témoin d’un pareil événement.<o:p></o:p>

    — J’ai écrit un roman en entier ! Vous entendez ? J’ai réussi ! Mon roman est terminé !<o:p></o:p>

    Il crie, il jubile, il énumère, emmagasine, déballe et paraphrase. Les mouettes se scratchent sur la falaise, et les vagues se mettent à battre de l’aile.<o:p></o:p>

    C’est un menteur : il n’a jamais écrit le moindre roman. Il se ment à lui-même, se ment sur ses capacités, sur son talent, sur le destin qu’il n’aura pas et les lignes qu’il n’écrira jamais :<o:p></o:p>

    — Mon personnage est désormais vivant ! J’ai fait quelque chose de mon existence ! J’ai créé la vie au travers des mots : je suis Dieu !<o:p></o:p>

    Ce type est misérable. Il agonise. Ses écrits sont une vraie merde, il le sait. Des semaines et des semaines d’obsession pour en arriver à l’implacable, l’indomptable, et l’incontournable : ses débuts de romans sont des vraies merdes, avec des paragraphes qui ne s’assembleront jamais, des fautes d’orthographe calamiteuses, et des personnages qui n’ont rien à se dire et rien à faire !<o:p></o:p>

    La banalité est répugnante, et l’expression, nauséabonde.<o:p></o:p>

    C’est un échec. Il faut désormais le reconnaître, et puis vomir.<o:p></o:p>

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    Alors, le silence se fait. La mer se calme. Une première étoile se met à scintiller dans le ciel qui s’assombrit. « Mon dieu que l'amour est froid, quand c'est le silence qui le couvre ... » Le visage s'assombrit, et les yeux baignent d’ores et déjà dans le rouge. Il ne dit plus rien. Il se tait. Il s’offre une trêve au mensonge.<o:p></o:p>

    Puis son regard se fait soudain d'une dureté impénétrable. Son masque tombe à l’eau, et le voilà qui s’effondre et se met à pleurer : nauséabond personnage, dont les larmes de sel viennent tout-à-coup profaner l’immensité.<o:p></o:p>

    — Je suis misérable … sanglote-t-il.<o:p></o:p>

    Il n’y a plus de mouette. Il n’y a plus personne. Même Dieu n’est même pas venu là pour faire acte de présence.<o:p></o:p>

    — Pitié ! Cela ne peut pas finir comme ça … Cela ne peut pas finir comme ça !<o:p></o:p>

    Les traits que dessinent ses lèvres pourraient presque faire croire à un sourire, une ironie, un bienveillant cynisme, mais les larmes coulent et coulent, sans pouvoir s’arrêter. Ce type est misérable et fait pitié, et aucune espèce de grandeur d’esprit ne pourrait s’en dégager.<o:p></o:p>

    — C’est de sa faute, à elle … Elle le savait, que j’étais un incapable ! Pourquoi est-elle partie ? Pourquoi m’a-t-elle abandonné ?<o:p></o:p>

    Il faudrait sans doute élever la voix, cesser de regarder ce triste et lamentable spectacle de larmes faciles. Il faudrait sans doute pouvoir faire preuve de cruauté et puis se surpasser, lui tirer une grosse baffe sur la tête et puis le jeter à la mer, mais il n’y a personne. Personne pour faire ça. Personne pour élever la voix, lever le poing, et réparer l’hérésie de sa présence. Alors le type se prend la tête dans les mains, se roule en boule comme pour mieux pleurer caché, et se rapproche, tout lentement et tremblotant, du vide qui l’entoure. Il sanglote et se terrifie lui-même, à l’intuition des événements, s’agrippe à la terre, de ses ongles crochus et mal taillés, bave, sur ce sol fragile et majestueux, toute sa haine contre l’existence à laquelle il a eu droit, écorche les ronces de ses bottes de cuir même pas cirées, et soudain, la tête entière au dessus du vide, élève son postérieur à la postérité pour de son propre poids, en bas, se fracasser.<o:p></o:p>

    Mais il a beau perdre l’équilibre et irrésistiblement chuter, le voilà qui se casse déjà un poignet contre un morceau de rocher, s’arrache tout le pantalon contre une branche, se fracasse le crâne contre la craie, et rebondit encore ainsi quatre ou cinq fois, comme une simple pierre, avant de disparaître enfin dans les profondes eaux de l’océan.<o:p></o:p>

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    Un homme est mort à la mer, au bord de la falaise.

    Et l’écume de se retirer nonchalamment, comme honteuse d’avoir triomphé de cette misère aussi misérablement.<o:p></o:p>

     

      

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  • Commentaires

    1
    visiteur_Thézou @fre
    Jeudi 23 Mars 2006 à 11:05
    j'ai aim?
    Lire jusqu'?a fin en savourant tout les petits d?ils gratin? ton histoire est en plus drole !
    Je te souhaite une bonne journ?!
    2
    visiteur_sabineb
    Jeudi 23 Mars 2006 à 12:49
    Merci de ton passage sur mon blog. J'ai bien aim?a new sur Little Buddha. Gros bisous, sabineb
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