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Voyez-vous ?
— Bonjour ! Monsieur Bregman, je suppose ?
— Lui-même.<o:p></o:p>
— Monsieur Lafève, au téléphone.<o:p></o:p>
J’ai bien fait de répondre. Ma femme l’a échappé bel.<o:p></o:p>
— Bonjour, Monsieur ! Vous allez bien ?<o:p></o:p>
Il faut toujours rester poli, en n’importe quelle circonstance. C’est une des rigueurs les plus incontournables que m’aura enseigné ma mère.<o:p></o:p>
¾ Non, ça ne va pas. Pour tout dire, je suis pratiquement aveugle, voyez-vous ? Vous savez que j’ai été opéré l’année dernière de l’œil droit, et que j’ai fait une infection à la cornée ? Alors, c’est de pire en pire. Je ne distingue pratiquement plus que les ombres et les silhouettes des choses, voyez-vous ?<o:p></o:p>
¾ Mais ce n’est qu’à un œil, non ?<o:p></o:p>
¾ Ce n’est qu’à un œil, mais comme je suis déjà aveugle de l’autre œil, bien sûr, c’est assez difficile à supporter. Je ne vois plus ma femme à table.<o:p></o:p>
¾ Ah, oui ! Je me doute que ce doit être difficile à vivre …<o:p></o:p>
¾ C’est très difficile. Mais bon, que voulez-vous, c’est la vie ! Nous avons d’ailleurs reçu votre faire-part de naissance, et nous vous en remercions.<o:p></o:p>
J’ai failli demander s’ils avaient pu le lire, mais j’ai préféré me censurer. Quelle situation gênante, tout de même !<o:p></o:p>
¾ Alors, elle s’appelle Cécile, c’est ça ?<o:p></o:p>
¾ Cécile, tout à fait ! Une petite fille.<o:p></o:p>
Je précise, sait-on jamais ! Les vieux, maintenant, je m’en méfie. Chez moi, c’est ma grand-mère qui a transmis la nouvelle de la naissance à toute la famille. Sauf que, entre le moment où je lui ai annoncé la nouvelle, et le moment où elle l’a répétée, la petite fille était devenue un petit garçon …<o:p></o:p>
¾ Alors, félicitations, n’est-ce pas ? Et la maman ? Va-t-elle bien ? S’est-elle rétablie ?<o:p></o:p>
¾ Ça va, ça va … Elle se remet tout doucement.<o:p></o:p>
¾ Ça a bien été, donc ?<o:p></o:p>
J’hésite. Parfois, certaines réponses ont la particularité non négligeable de pouvoir écourter les conversations sans préjudice particulier :<o:p></o:p>
¾ Oui … bien ! Comme un accouchement, quoi.<o:p></o:p>
¾ Et bien, tous nos vœux de bonheur à votre petite famille, alors ! Je vais vous passer ma femme qui va vous dire un mot, et peut-être aurons-nous l’occasion de faire votre connaissance ? En attendant, portez-vous bien, et bien le bonjour à la maman …<o:p></o:p>
(Le combiné semble effectuer un trajet au moins équivalent à la longueur d’un bus rempli de retraités qui partent en vacances.)<o:p></o:p>
— Tiens ! C’est pour toi. Dis-lui un mot …<o:p></o:p>
Les vieux sont vraiment étonnants. Bien sûr, le spectacle qu’ils nous donnent est souvent pathétique, mais tout de même, quel spectacle ! Quel savoir-faire, tout de même !<o:p></o:p>
¾ Allô ?<o:p></o:p>
Voilà la vieille.<o:p></o:p>
¾ Vous êtes le mari de Nicole ?<o:p></o:p>
Non, non, je suis son amant, j’habite désormais chez elle et on a découpé le mari en morceaux le mois passé. D’ailleurs, il en reste encore, au congèle, si jamais vous en voulez un morceau …<o:p></o:p>
¾ Oui, c’est moi. Bonjour, Madame.<o:p></o:p>
Le vieux doit être pendu à l’écouteur. Soyons prudent. Il a encore toute sa tête, le bougre.<o:p></o:p>
¾ Bonjour, Monsieur. Nous avons bien reçu votre faire-part, et nous vous en remercions. Félicitations à vous deux. La maman va bien ? Vous lui direz que nous sommes bien heureux pour elle. Que fait le bébé ? Il dort ?<o:p></o:p>
¾ La petite est sortie avec sa maman, pour le moment.<o:p></o:p>
¾ Ah, déjà ? C’est bien, ça ! C’est donc que ça va bien !<o:p></o:p>
¾ Oui, oui, tout va bien, ne vous inquiétez pas !<o:p></o:p>
La petite a deux jambes, deux bras, deux petits yeux en amande et deux oreilles bien dessinées, elle respire et elle pète, et si ça peut vous rassurer, elle fait bien son petit caca tous les jours. Alors ça va, on peut dire ça comme ça.<o:p></o:p>
¾ Alors, félicitations.<o:p></o:p>
¾ Voilà ! On va dire comme ça ! Merci beaucoup de votre appel, et puis peut-être aurons-nous l’occasion de nous rencontrer un jour …<o:p></o:p>
¾ Oui, ça nous ferait bien plaisir, parce que vous comprenez bien que mon mari, n’y voyant presque plus rien …<o:p></o:p>
¾ Oui, oui, si jamais ce jour-là arrive, on restera dehors, bien au soleil, comme ça, il pourra au moins voir le contour de la petite !<o:p></o:p>
Ça y est, je parle comme eux. Je me demande s’ils s’en rendent compte, que je parle comme eux. Non. Ils ne doivent pas se rendre compte. C’est naïf, le vieux. C’est manipulateur et observateur, mais c’est naïf, ça pense encore qu’être poli est garant de savoir-vivre.<o:p></o:p>
Et hop !<o:p></o:p>
Ni une ni deux. Deux formules de politesse et on peut enfin raccrocher le combiné !<o:p></o:p>
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Et d’un !<o:p></o:p>
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Je raye le nom sur la liste.<o:p></o:p>
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Plus que trois appels désobligeants à intercepter ! Ma femme a besoin de repos.<o:p></o:p>
Ce n’est pas le moment de la stresser.<o:p></o:p>
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Quand je pense que ces pauvres vieux ne sortent jamais de chez eux et vivent dans le noir toute la journée comme des taupes … De quoi se plaignent-ils ? En quoi les dérange-t-elle, la cécité ?<o:p></o:p>
Après tout, ne l’ont-ils pas voulu, cette vie-là ?<o:p></o:p>
Ne l’ont-ils pas construite, cette fin-là ?<o:p></o:p>
La vieille ne sort pas de chez elle depuis trente ou quarante ans, de peur de se faire écraser. Non, ce n’est pas une blague. Je ne vous dis pas l’odeur qui doit régner dans l’appartement … Le vieux ne fait même pas ses courses et c’est ma femme qui leur fait les courses même quand elle est enceinte jusqu’au cou.<o:p></o:p>
Et ils se plaignent ?<o:p></o:p>
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Les vieux n’ont décidément aucun savoir-vivre ! <o:p></o:p>
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