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Accordéon au Conservatoire : nuits blanches et sang noir !
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Aujourd'hui, mercredi 14 juin 2006, tu t'es réveillée de mauvais poil. Sans musique, sans doubles-croches ni Mozart. D'abord, tu as mal dormi, et c'est normal parce que ton accordéon Barnabé, il prend toute la place dans le lit. Ensuite, tu n'as rien dormi parce qu'il fait chaud, et il y a des voisins, en ce moment, qui se croient malins de chahuter dans les couloirs juste parce que, eux, ils ont déjà passé leur examen de fin d’année. Ils ne devraient d’ailleurs pas la ramener comme ça, parce qu’il n’y a vraiment rien de prestigieux à se mettre aussi minable pour arroser la fin de ses études …<o:p></o:p>
Tu t’es regardée au moins quinze fois dans la glace de la salle de bain, cette nuit.<o:p></o:p>
Nuit blanche, peau blanche.<o:p></o:p>
Livide, même.<o:p></o:p>
C’est con, ça fait ressortir les points noirs, comme sur le clavier de l’accordéon. Faudra que je m’occupe de moi, que tu t’es dit, dès que j’aurai plus de temps. Mais bip, pensée illico presto détournée par les pirates permanents de ton cerveau, et hop, une giclée d’adrénaline se répand dans tes veines comme un bon gros café libanais qui te fera jouer au poker jusqu’au bout de la nuit.
Manque de pot, la vie n’est pas un poker, et certainement pas en ce moment. Pourquoi faut-il que le sommeil te mette à la porte un jour pareil, tu t’es demandée. Ben, comme il y a des choses qui ne s’expliquent pas, tu as cherché une occupation. Barnabé dort toujours. Tu pourrais le sortir de son sommeil, afin de vérifier ce qu’il a dans les tripes, s’il sonne juste, si tout est ok, que rien ne dysfonctionne, que tous les registres sont opérationnels, mais tu aurais beau vouloir jouer de la belle musique, ça fait beaucoup de bruit, un accordéon la nuit.<o:p></o:p>
Et puis, mieux vaut garder un peu d’énergie pour demain matin. Ne pas annihiler ses dernières forces de l’année.<o:p></o:p>
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Bon. Qu’est-ce qu’on fait ? Il faut tuer le temps, faire quelque chose, tout de même, on ne peut quand même pas rester plantée là à regarder passer les heures !<o:p></o:p>
On se regarde un film ? Bon sang, quels sont les cons qui m’ont offert des films pareils, bordel ? Que des comédies ! S’ils croient que j’ai le cœur à rigoler, les frangins … Le journal de Bridget Jones, je l’ai déjà vu en boucle et je pense trop à ce concert de fin d’études qu’il va falloir que je donne demain devant toute une salle de spectacle. Même qu’il y aura aussi toute la famille. Putain, ça craint. Ça me fout la pression grave, qu’ils soient là demain, c’est sûr, je ne vais jamais réussir à profiter du film !<o:p></o:p>
Prendre un bouquin ? Je suis capable de tourner vingt pages avant de me rendre compte que je n’ai rien lu de ce qui est écrit …<o:p></o:p>
Manger ? Le stress me coupe l’appétit, et puis je me suis un peu lâchée sur les fraises Tagada, hier soir … Je crois que je suis écoeurée …<o:p></o:p>
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Pourquoi ils viennent m’écouter, d’abord, la famille ? Je ne les ai pas invités ! Ah, si … C’est moi qui ai fauté. Qu’est-ce qu’on en dit, des conneries, quand on se sent seule face à l’épreuve. Maintenant, ce n’est plus l’épreuve, qui me stresse : c’est leur présence ! Ils vont être à l’affût du moindre faux pas, ne vont entendre que des fausses notes dans mon morceau de musique contemporaine, tellement qu’ils n’y connaissent rien et qu’ils ne savent pas que c’est écrit comme ça, un morceau de musique contemporaine ! Et ça va tellement me perturber, qu’ils puissent entendre des fausses notes, qu’ils vont me faire perdre tous mes moyens, les cons !
J’aurais mieux fait de ne rien dire à personne. De jouer face à mon jury en petit comité restreint, dans une petite salle de cours devant des murs gris et des plafonds blancs …
Qu’est-ce que je regrette … De toutes les auditions que j’aurai données jusqu’à présent, c’est encore celle-ci qui va être la plus terrible ! La dernière ! La plus importante ! Celle qui débouche sur un verdict intransigeant : obtenir son prix du Conservatoire, ou ne pas l’obtenir !<o:p></o:p>
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Bon, je vais relire mes partitions ! Réviser mon par cœur sans jouer. Je l’ai déjà fait quatre fois dans la nuit, mais ça me rassurera …<o:p></o:p>
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Non. Franchement, il faut que je me calme : ça devient pathétique.<o:p></o:p>
En plus, j’ai promis de ne pas le faire, au frangin, de relire mes partoches pendant la nuit. Alors, qu’est-ce que je fais ?<o:p></o:p>
Tiens, si j’allais voir son blog ?<o:p></o:p>
Je n’y suis pas allée depuis une semaine, il doit y avoir de quoi lire. Il publie tous les jours, l’énergumène ! A croire qu’il n’a rien d’autre à foutre, d’ailleurs !<o:p></o:p>
Ça se voit, que ça lui manque, au frangin, de ne pas avoir terminé ses études … Sa petite vie sans créativité, se taper l’humeur hypocrite de ses deux patrons véreux et rancuniers, ça ne doit pas être marrant tous les jours … Si ça se trouve, il va revivre, pendant toute sa vie, la même vie exactement identique que notre vieux paternel …<o:p></o:p>
C’est pour ça qu’il faut que je joue comme une déesse, demain ! Il faut qu’il soit fier de moi et que la note que le jury m’attribuera soit un peu sa note à lui !<o:p></o:p>
Une revanche familiale ! Un pur bonheur qui va droit au cœur !<o:p></o:p>
Une bonne note sans fausse note, en quelque sorte. Ça lui fera plaisir, ça, lui qui aime bien les jeux de mots …
Evidemment, je flippe, mais franchement, j’en ai vu d’autres, non ? Qu’est-ce que je joue, là ? Ma vie ? Ben non, je suis bête : c’est de la musique, que je vais leur jouer ! Tout simplement ! C’est de l’émotion, des couleurs, des tonalités, des trucs qui vont les transporter, qui vont les faire voyager, rêver, s’évader … Je les emmène dans un pays où l’on se moque pas mal des choses matérielles, où l’on se fout royalement de la honte et du ridicule ! Un musicien n’est jamais ridicule. Sauf s’il se cache derrière son instrument, bien sûr, mais pour ça, je suis tranquille, car j’aurai notamment les plus belles chaussures du tout Paris, demain : des chaussures qui viennent de Haute-Savoie, et qui ont fait le voyage en TGV exprès pour venir m’habiller les pieds !<o:p></o:p>
Si c’est pas un honneur, ça, sortir du Conservatoire de Paris avec des chaussures de Haute-Savoie …<o:p></o:p>
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<o:p></o:p>Putain, j’ai une faim de loup ! Je m’en vais m’avaler des tartines de toutes les couleurs, et poursuivre avec du pain et du saucisson. C’est quelle heure ? Bah … On s’en fout. C’est toujours bon, le saucisson. Ça vide la tête et ça fait du bien. Je vais manger du saucisson et je vais me sentir tout bien. Je dois avoir le mal du pays, pour avoir des envies pareilles. La Haute-Savoie, on a beau dire, c’est quand même un sacré pays.
Après, je vais respirer calmement par le bas du ventre pour chasser toutes les tensions qui me restent bloquées au niveau de la poitrine, et je vais laisser s’allonger mes bras jusqu’à ce que mes mains touchent le sol, tranquillement, en évacuant doucement le mauvais air qui s’était fait un nid dans les recoins crasseux de mes poumons de jeune fille qui ne fait jamais de sport. Ensuite, je vais aller me mettre au balcon et je vais faire l’exercice terrible des sept émotions. Je prendrai un passant au hasard, là, en bas, devant le parvis de la Cité des Sciences, et je m’adresserai à lui en ces termes :<o:p></o:p>
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D’abord, la colère : « Hé ! Connard ! Tu en as rien à foutre, que je passe mon prix, aujourd’hui ? Tu n’es vraiment qu’un égoïste ! Qu’un petit être misérable et ratatiné ! Où tu vas, comme ça ? Te raboter la godasse sur la voie des sciences ? Ça ne m’étonne pas de toi, du con ! Et la musique ? Tu ne t’intéresses jamais à la musique ? »<o:p></o:p>
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Bon, c’est bon, il a eu son compte.<o:p></o:p>
On passe à la tristesse : « Boooouuuhhhh … Personne ne m’aime ! Personne n’aime l’accordéon ! Mon copain Barnabé l’accordéon, s’il était sur un bateau qui coule, on le laisserait couler parce que le piano, la harpe et les violons auraient déjà squatté l’ensemble de toutes les chaloupes … A force de vouloir rendre les gens joyeux en leur offrant de la musette et des pompons, plus personne ne s’est intéressé à ce qu’il avait dans le ventre, mon accordéon, et du coup, il n’y en a pas un qui sait qu’il a plein d’autres choses à dire, mon accordéon Barnabé. »<o:p></o:p>
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La peur : « J’ai la flippe. J’ai l’estomac noué, la gorge sèche, les mains qui tremblent. Les doubles croches vont me sauter dessus, c’est sûr … Elles vont me confisquer mes clefs et s’envoler hors de portée de moi … »<o:p></o:p>
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La jalousie : « Comment elle fait, cette nana qui n’est même pas au Conservatoire, pour danser aussi bien, là, dans la rue ? En plus, elle joue du violon comme les vrais violonneux de l’orchestre symphonique … C’est pas juste, ça ! Elle n’a pas le droit ! C’est de la provocation ! … »<o:p></o:p>
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Le dégoût : « Mon concurrent me donne la nausée. Il est capable de vouloir me percer le soufflet de l’accordéon juste avant que je joue ! Ça relève de la médiocrité la plus lamentable que cette terre musicienne ait jamais connue. »<o:p></o:p>
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<o:p></o:p>L’envie : « Je rêverais d’une semaine de vacances loin de tout ça, les pieds dans l’eau et le ventre à l’air, une petite cigarette aux lèvres et le souffle chaud du soleil sur mes épaules. Un bungalow à Bora Bora serait l’idéal ! »
Et maintenant, la joie :<o:p></o:p>
« Hip hip hip, hourra ! Finalement, c’est le plus beau jour de ma vie, aujourd’hui ! Je suis la première accordéoniste à sortir du Conservatoire de Paris, le vrai, celui qui fait rêver des milliers de musiciens partout sur la planète. Barnabé est enfin réhabilité ! A mort, la musette ! »<o:p></o:p>
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« L’accordéon est mort, vive l’accordéon ! »<o:p></o:p>
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Non, mais !<o:p></o:p>
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Ils vont voir de quel bois je me chauffe, au Conservatoire !<o:p></o:p>
J’ai une pêche d’enfer, et je m’en vais leur en donner pour leur argent !<o:p></o:p>
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L’accordéon, c’est l’instrument le plus noble de tous les instruments du monde, et le premier qui ose émettre une seule pensée négative à mon égard, ce mec-là, je lui ferme le clapet en lui écrasant dix mesures d’un coup à la porte de ses tympans !<o:p></o:p>
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Aujourd’hui est un grand jour.<o:p></o:p>
Le premier blog de mon frère a quatre mois, et moi, je n’irai pas par quatre chemins : je veux la mention superbe-génial-on-a-jamais-entendu-un-truc-pareil, avec les félicitations du jury !<o:p></o:p>
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Après, on ira manger des fraises Tagada jusqu’à ce que les autorités viennent nous chercher pour nous faire des prises de sang.<o:p></o:p>
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<o:p></o:p>De l’état morose, je serai enfin passée à l’état glucose.
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Commentaires
Je viens de lire votre article et ?nt moi m? accord?iste, amoureux de la belle ?iture ?lement, j'ai pass?n moment succulent ?ous lire.
Bravo !
Bravo aussi pour ?e parmi les d?icheurs de notre bel instrument. Parmi ceux qui font sonner nos anches libres (?lus d'un titre) dans les couloirs de cette noble maison parisienne qui, je l'esp?, n'en croit pas ses oreilles ?hies de la musique qui sort de notre boite ?unaises.
Bravo aussi car je crois, si je ne me trompe sur votre identit?Mlle M?nie, que cette journ?s'est sold?par une splendide mention Tr?bien, au terme d'un programme exigent.
Bravo donc, pour l'accord?,
Pour la musique,
Pour ce texte magnifique,
Pour la passion qui doit toujours briller dans votre musique.
Merci,
Un accord?iste passionn?
Vincent,
si le coeur et le temps vous laisse l'envie d'une r?nse :
Jazzfan_90@hotmail.fr