• Au-delà des nombrilistes

    Jeff est une star. Lorsqu’il descend du car, tout le monde se rue vers lui et c’est l’émeute.

    — Moi, moi ! Moi en premier ! S'il te plaît ! Moi !

    Jeff rajuste son costard. Il n'aime pas qu'on s'agrippe à lui comme des lierres. Il n'aime pas qu'on lui passe la main dans les cheveux. Les filles, elles, elles ne peuvent pas s'en empêcher. Ça porte bonheur, de passer la main dans les cheveux de Jeff. On se sent déjà beaucoup mieux, après avoir effectué ce petit rituel qui ne coûte pas cher.

    — Bonjour.

    Jeff, il n’aime pas les gens qui ne disent pas bonjour. Ça lui rappelle trop ceux qui ne lui répondent pas quand il le dit. Alors il commence toujours une conversation par bonjour. D’autant plus que ses conversations ne lui laissent rarement le temps et l’occasion de placer d’autres mots.

    — Ça va ? il continue.

     

     

    A partir de maintenant, Jeff ne pourra plus parler. Il sait, par expérience que ces deux petits mots ont un effet quasiment magique sur son auditoire. Comme un sort. Comme un sortilège qui rendrait les plus timides les plus bavards.

    — Ça ne va plus du tout, moi…

    — J’ai mal partout, ce matin, quand je bouge le bras, ça me lance jusqu’à dans le dos…

    — Je ne sais pas si je vais aller au travail, ce matin, tu sais ce qu’ils m’ont fait, hier ?

    — C’est horrible, je suis licencié. Je n’ai qu’un préavis d’un mois…

    — L’EDF me demande trois cents euros que je ne dois pas, je suis au bout du rouleau, je sais même pas comment je vais faire pour les trouver…

    — Je ne supporte plus mes gosses, ils me rendent dingue. Je vais finir par les claquer.

    — Ma femme veut me quitter. Elle a appris ma liaison avec sa collègue, je suis une merde, je n’ai même pas été fichu de cacher ça…

    — Tu sais ce que m’a dit mon beau-père ? Ils sont vraiment dingues, dans cette famille, il m’a demandé si…

    Jeff soupire intérieurement. Avant de descendre du car, il s’était pourtant dopé : cafés, dolipranes en préventif, massages au hammam deux heures avant, séances de relaxation et auto-hypnose la veille, il a évité de boire de l’alcool, il n’a pas mangé de viande, il s’est contenté d’avaler ses grappes de raisin, ses deux bouteilles d’eau, et pourtant, tout part de travers. Il sent déjà qu’il ne tiendra pas le choc, ce matin.

    — Ecoutez… tente-t-il de prononcer pour calmer les impatients.

    Jeff a commis une erreur. Il s’en mord les doigts. Demander à quelqu’un qui va mal d’écouter son prochain, c’est comme demander à un âne de boire alors qu’il réclame sa carotte.

    D’ailleurs, quelles carottes leur distribuer, ce matin ? Qu’est-ce qui pourra bien les faire avancer ? Il faudrait pouvoir les prendre un par un, leur demander de patienter et d’attendre chacun son tour, de faire la queue, de faire preuve de civisme et de courtoisie, mais au lieu de ça, c’est tout juste s’ils ne s’arrachent pas la tête pour pouvoir l’atteindre et se le monopoliser, le Jeff.

     

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    Jeff fait un vœu. Il aimerait être sourd. Ne plus rien entendre de cette cacophonie désastreuse du seul instrument dont ils savent jouer, dans la vie : leur nombril.

    Et dire qu’avant, tout ça ne lui faisait rien. Tout ça lui passait au-dessus de la tête.

    Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce la vieillesse, qui l’aura usé ainsi ? Est-ce la fatigue ? Est-ce…

    Le manque d’amour.

    Oui, c’est ça. A force de toujours vouloir écouter les autres et leur rendre service, on se vide de son amour que plus personne ne songe à remplir.

    Epuisé.

    Comme le puits qui se vide de tous ceux qui viennent puiser dedans sans jamais rien faire pour l’alimenter en retour.

    Il n’y en aurait pas une, au moins, là-dedans, venue pour rien ? Juste pour converser ? Juste pour rigoler un peu ?

    Ça fait combien de temps, qu’il n’a pas rigolé, Jeff ?

    Trop longtemps. Les malheurs et les souffrances des autres, ça n’a jamais fait rigolé, quand on a le respect immuable, et la compassion d’aplomb.

    Jeff veut remonter dans le car. Il veut qu’on le laisse partir. Il n’y aura pas de consultation gratuite ce matin. C’est comme ça. Qu’on lui fiche la paix, après tout. Il est humain, lui aussi. Il a le droit d’avoir ses faiblesses.

    Le problème, c’est qu’il sait très bien que s’il fait ça, il ne verra plus jamais personne.

    — Désolé. Je n’ai pas le temps aujourd’hui ! trouve-t-il la force de prononcer.

    Il fait trois pas en arrière, ses gardes du corps l’aident à remonter dans le car, les forces de l’ordre dégagent la route, et le chauffeur referme la porte.

    Et las de tout, jetant un regard vide au travers la vitre, Jeff ressent comme un électrochoc dans la poitrine.

    Boum boum.

    Il écarquille les yeux et ajuste la pupille.

    C’est elle. Là. Juste derrière la foule abasourdie. Juste cachée derrière le mur de nombrilistes.

    Boum boum.

    A partir de maintenant, plus rien ne sera comme avant.

    Comme par magie, elle lève les yeux, son regard croise le sien, et elle lui sourit.

     

     

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