• La réunion des solitudes

    (mise à jour du texte du 19 février 2009 - 05:36)

    Je suis lâche.
    Lâche par prudence ou prudent par lâcheté, mais ça fait tout de même de moi un lâche et ce côté-là, je ne l’aime pas.
    Ma lettre de candidature au licenciement n’était pas trop mal, non ? J’y jouais carte sur table et, au final, c’est bien tout ce que l’on peut faire lorsque l’on veut rentrer dans le droit chemin, non ?
    Eh bien, je ne lui ai pas envoyée, cette lettre.
    Elle est restée là, bien au chaud sur le blog, bien rangée dans mon anonymat.
    Lâche, je vous dis.

    Le vendredi de la réunion « conjoncture économique » est arrivé.
    Le Director a le visage grave, il est stressé et mal à l’aise. Pour la première fois, je le vois bafouiller et se montrer beaucoup moins Director que d’habitude.
    Le sort de notre vie professionnelle est entre ses mains, et pourtant, nous nous surprenons nous-mêmes à le plaindre, à ne pas vouloir être à sa place et à éprouver pour lui… de la compassion.
    Il commence son discours sur la conjoncture économique générale. Le monde entier voit son système capitalisme sombrer, plus aucune commande ne se fait et les scénarios les plus probables sur les six prochains mois prévoient cinquante pour cent de dépôts de bilan des entreprises de la vallée.
    Certains, sans doute plus extrémistes, évoquent le chiffre de soixante-dix pour cent de chômeurs…
    — C’est du jamais vu… prononce-t-il.
    Vingt paires d’yeux autour de la table. Vingt paires d’yeux muets, tous rivés sur lui, à boire son verdict comme un dernier petit lait.
    — Nous faisons partie du wagon, lâche-t-il enfin en pesant ses mots. Nous sommes embarqués avec les autres et nous n'y pouvons rien.
    Personne n’est surpris et tout le monde pressent ce qui nous arrive.
    Nous avions eu deux jours pour nous y préparer, deux jours de cogitations diverses qui seront parties dans presque tous les sens, mais nous savons que la réalité, la vraie confrontation avec le monde réel, elle est en train de se jouer là, maintenant, sous nos yeux, et qu’en tant que petits nombrils bien affirmés, tous autant que nous sommes, nous n’avons plus aucune maîtrise sur le monde extérieur qui nous entoure.

    Je parcours des yeux tous les visages du personnel, les uns à la suite des autres, et j’avoue ressentir enfin l’immense satisfaction de voir certaines têtes trop gonflées à mon goût se décomposer à vue d’œil.
    Enfin.
    Il aura fallu cela : une crise internationale, une crise historique et peut-être même l’effondrement de tout un système économique, pour que le règne de l’argent roi et du nombrilisme exacerbé touche à sa fin.

    Un monde nouveau est en train de naître.

    Notre Director nous annonce la réduction de notre temps de travail de 39 à 35 heures, la fin du contrat avec le fleuriste, la cession de certains véhicules, la diminution des commandes de dosettes de café par deux, la proposition d’un congé parental aux personnes concernées, la fin de notre article 83 complémentaire retraite, etc., etc., et puis, il reprend son souffle :
    — Tout cela n’évitera pas une vague de licenciements. Je vais hélas devoir me séparer de quelques-uns d’entre vous. Le chiffre n’est pas encore fixé.

    Il nous sort encore quelques phrases, sans doute les meilleures de son discours car je sais qu’il garde souvent les meilleures pour la fin, mais plus personne n’entend le moindre son.
    Tous les cerveaux sont en ébullition, les regards se croisent, comme pour essayer de réaliser le cauchemar dans lequel on nous a tous mis, des lèvres se mordillent, des bras en tombent, des yeux s’écarquillent, des bouches restent grand ouvertes, et dans ce chaos, moi, c’est un sentiment de plénitude, qui m’envahit.
    Un sentiment de sérénité et de confiance.
    Comme si j’étais purement anesthésié.

    En moi, je me dis :
    — ça y est ! Je vais être viré, je vais pouvoir écrire, je vais pouvoir me lancer et c’est la chance de ma vie !

    Et c’est triste, de penser ça. C’est triste.
    Parce que partout autour de moi, personne ne parle, tout le monde est mort, et moi, à l’intérieur de moi-même et faisant tous les efforts inimaginables pour me contenir, j’ai des feux d’artifices qui pétillent dans tous les sens et j’ai envie de crier, d’hurler, de sauter sur cette grande table et me mettre à danser comme un irlandais, mais je ne peux pas.
    Je ne dois pas.


    La compassion semble quand même de rigueur, dans des circonstances pareilles.

     

    MUSIQUE -> CD1 - morceau 04 Société Anonyme, Eddy Mitchell  !

     

    Bookmark and Share<script type="text/javascript" src="http://s7.addthis.com/js/250/addthis_widget.js?pub=bregman"></script>
    « Pas besoin de savoir lire pour savoir que c'est bien !Le candidat de l'ombre »

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    1
    charliebregman Profil de charliebregman
    Samedi 21 Février 2009 à 08:45
    Quand quelqu'un n'a pas les m?s projets que les autres, dans des r?ions comme celles-l?cela fait de lui un ?e diff?nt.
    Mais la seule diff?nce, c'est que certains ont pour projet de rester, et d'autres, de bouger.
    A part ?..
    2
    charliebregman Profil de charliebregman
    Lundi 23 Février 2009 à 23:25
    D?l?ili, j'avais un doute sur une fonction et je viens de supprimer ton commentaire.
    Le revoici et mille pardons !!!!

    You said :

    "Non, tu ne DOIS pas !

    Mais il y a quand m? des fois o? me demande si tu es vraiment de la m? plan? que nous ! LOL"
    3
    Lili
    Samedi 7 Mai 2011 à 14:49
    La lettre était assez prémonitoire, finalement (-;
    4
    charliebregman Profil de charliebregman
    Dimanche 8 Mai 2011 à 12:09
    Les choses arrivent toujours à point. Bises Lili.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :